« On aurait peut-être dû mettre des baskets »
Dans l’épisode précédent, Camille et Lucille, colocataires d’une maison humide dans une ville où il pleut tout le temps, entendent un bruit bizarre à l’étage …
Comme une seule femme, Camille et Lucille se lèvent. À pas de loup, elles font le tour de la table basse. Si elles avaient été membre d’une unité d’élite de défense spéciale, probablement qu’elles en auraient profité pour enfiler discrètement des chaussures confortables ; mais elles ne l’étaient pas, de plus elles étaient légèrement stones, aussi c’est en chaussettes qu’elles montent les marches menant aux chambres. Au premier étage, pas un bruit. « Rien à signaler », chuchote Lucille. Camille lève son index devant sa bouche, lui signifiant de ne plus articuler un seul mot. Car elle avait entendu un tout petit quelque chose. Plus tard, elle racontera que ça ressemblait au son que produit un baiser.
Au deuxième étage, il faisait plus sombre et l’air semblait saturé d’humidité. Par réflexe, elles entrèrent dans la salle de bain. Une tache foncée auréolait le tapis de bain. Camille le souleva, Lucille regarda en-dessous, et il était comme… baveux. Une fine mousse blanche crépitait doucement.
Elles levèrent la tête au plafond : une canalisation semblait s’être décrochée dans le coin de la pièce, un mince filet d’eau coulait.
« Mais qu’est-ce que … » commença Lucille. Une sensation désagréable l’avait poussée à regarder son pied et, mauvaise surprise, à travers le fin tissu de la chaussette, elle avait senti une sorte de moiteur s’insinuer.
« PUTAIN DE BORDEL DE MERDE !!! » gueula Camille en faisant volte-face d’un bon et pour cause ! Une limace de la taille d’un lapin venait de sortir mollement de sous le meuble de la salle de bain.
Quand elles avaient glissé leur tête à travers la porte, elles tournaient dos au meuble de la salle de bain et au miroir qui leur montrait leurs visages à présent horrifiés ; mais depuis leur nouveau poste d’observation, la pièce commençait à prendre des airs de film d’épouvante. Car cette grosse limace, et bien … elle n’était pas toute seule.
D’immondes rigoles de bave jaune formaient de curieux motifs sur le mur. Et ça et là, de grosses limaces. Tantôt plus proches d’un cochon d’inde, parfois plus épaisses, certaines rabougries, d’autres au contraire très longues. Camille eu le temps de penser qu’une limace, ce n’était pas juste marron, il y avait tout un nuancier entre le brun foncé et l’orange vif ; et ces dizaines de couleurs s’offraient à son regard.
Toutes ces limaces, lentement, horriblement lentement, convergeaient vers elles. Camille et Lucille, l’une, bouche bée, l’autre, dégoutée, reculent toutes deux.
Sploutch.
Le tapis de bain spongieux.
Hé oui. Elles auraient mieux fait de mettre des chaussures.
« oooooooooh non non non non non non non » Camille aurait sans doute pu continuer comme ça pendant encore longtemps, mais un bruit sourd venait de faire trembler tout l’étage. « C’était quoi, ça ?! » crie Lucille.
Nos deux protagonistes, pâles comme des linges, tremblantes de tous leurs membres, se dirigent vers l’étage comme des condamnées à l’échafaud. D’un geste incertain, Lucille s’empare d’un vaporisateur d’amidon – poussiéreux, personne ne se sert jamais de ce truc – posé près de la porte, à côté du fer à repasser. Elle s’y cramponne de toutes ses forces.
Au troisième, les marches étaient détrempées et même un peu… gluantes.
« mais, mais, mais, mais » balbutiait Camille qui s’était décidée à changer de disque. Lucille avançait sans un mot, mâchoires serrées. La chienne s’était glissée entre les deux et montrait les dents, retroussant ses babines dans un tressaillement nerveux qui n’inspirait pas confiance.
Car là, au troisième étage, émergeant des débris du plafond qui venait de s’écrouler, se tenait une énorme limace. Une très, très, grosse limace qui les dominait de toute sa hauteur de limace géante. Son pied, immense et crénelé, s’avançait vers elles comme la coque d’un bateau. Ses deux antennes supérieures les fixaient ; les deux inférieures s’agitaient en tous sens, frénétiques. À chaque millimètre parcouru, avec force et fracas, des morceaux de plâtre et de boiseries étaient dégagés par l’immense bête, dans un épais nuage de poussière.
S’en fût trop pour nos héroïnes qui hurlèrent à tout rompre et débarrassèrent le plancher. On l’avait dit, Camille et Lucille ne provenaient pas d’une unité d’élite et n’étaient absolument pas entraînées à survivre en de pareilles circonstances ; les situations les plus stressantes qu’elles avaient vécu en tout et pour tout dans leur vie était globalement d’ordre administratif, et lorsqu’elles mettaient sur leur CV qu’elles savaient travailler sous la pression, c’était plutôt une façon polie de signifier qu’elles avaient survécu aux différentes formes de harcèlement moral pratiquées dans leur milieu professionnel et qu’elles étaient toujours sur le pont.
Rien qui pouvait les préparer, en tout cas, à bondir par-dessus la rambarde de l’escalier branlant en hurlant, sautant au-dessus des limaces de différentes tailles – et qui semblaient, d’ailleurs, avoir gagné quelques centimètres – comme s’il s’agissait de mines antipersonnel, dévalant les marches quatre à quatre. Après un rapide coup d’oeil au rez-de-chaussée, pour le moment épargné par l’invasion, Camille qui semblait avoir repris tout à fait ses esprits ordonna à Lucille (qui elle, criait à tout rompre « qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qu’on fait ?? ») de l’aider à démonter la table en bois massif – elle semblait s’écrouler depuis des années mais fût finalement hyper difficile à démantibuler – et armée chacune d’un pied, de l’amidon, ainsi que de quelques objets hétéroclites glanés en quatrième vitesse (un couteau-suisse, un pétard à demi-fumé, une brioche vendéenne) elles se regardèrent bien en face et le plus sérieusement de toute sa vie Lucille prononça les mots suivants :
- Cam, c’est nôtre maison ! C’est celle de Chaussette aussi !
Essoufflée et en sueur, elle continue :
- On la quittera quand on l’aura décidé ; on la quittera quand on choisira de dire au propriétaire d’aller de se faire voir, on ne va pas se laisser chasser d’ici par DES PUTAINS DE LIMACES GEANTES !
Camille et Lucille ressentaient une rage sourde ; à l’intérieur d’elles quelque chose se fissurait comme un verre qu’on aurait cogné une fois de trop. De petites filles vives et gentilles, elles étaient devenues, dans un monde qui ne faisait pas de cadeaux, des adultes qu’on piétinait. On s’était moqué de leur naïveté de filles de la campagne, de leurs expressions de prolo, elles s’étaient faites toutes petites et avaient essayé de ne pas déranger, on leur avait fait comprendre que pour y arriver, il fallait en baver, et elles en avaient bavé, pensant que ça faisait partie du deal. Qu’il fallait mériter.
Elles avaient encaissé, encaissé, encaissé, fait des stages à la con, des jobs de merde, supporté des humiliations qui n’avaient – tiens, tiens, super bizarre – pas été des sources d’apprentissage, pour autant toute leur vie elle avaient été compatissantes, douces, compréhensives. Elles avaient essayé de se comporter comme les adultes qu’elles aimeraient rencontrer. Elles avaient joué selon leurs règles du jeu, pris sur elles quand il fallait, mis tant et tant d’eau dans leur vin qu’il était devenu un infect jus de raisin, tout ça pour quoi ? Se retrouver piégées dans une maison insalubre et infestée de limaces géantes ?
Camille et Lucille contre les limaces géantes, c’est votre fiction horrifique de l’été. 4 épisodes, tous les lundis jusqu’au 5 août.